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  • CR278 : le tramway - Claude Simon

    letramway.jpgEn matière de lecture, je n'aime pas rester sur une défaite et d'avoir interrompu la lecture du tramway il y a quelques années, en fut une. Je m'étais juré d'y revenir et j'ai profité du propos d'une quincaillière me laissant entendre que je ne lisais jamais de roman de la mouvance nouveau roman (dont aujourd'hui les auteurs publiés aux éditions de minuit poursuivent un peu le projet), pour y revenir. Je viens de le terminer ce soir un oeil sur ma liseuse et l'autre sur la deuxième saison de Broadchurch (série anglaise potable, en tout cas moins pire que d'autres). Admirez la prouesse : lire du Claude Simon, l'un des auteurs les plus difficiles qui soit tout en faisant autre chose ! Autant faire cuire des œufs et préparer une vinaigrette en même temps. Et mieux encore, je n'ai pas perdu le fil de l'histoire 

    Je ne sais pas si mes trois lecteurs connaissent Claude Simon (prix Nobel de littérature en 1985  décédé en 2005) mais pour vous donner une idée, voici les premières lignes du roman où le narrateur (qui se souvient qu'étant enfant il avait le privilège de pouvoir aller dans la cabine de pilotage d'un tramway conduit par ce qu'il appelle un wattman ) explique le fonctionnement de la manette de pilotage :

    tram.jpg

    L'un qui ne connaîtrait pas la prose de Simon et qu'on n'aurait pas averti serait déjà tombé de sa chaise. Toute l'oeuvre de l'auteur se résume dans ses quelques lignes (je me souviens que dans la route des Flandres, il lui avait fallu trois pages pour expliquer le dysfonctionnement de la serrure rouillée d'un poulailler), mais je vous rassure Claude Simon ne s'occupe pas uniquement des objets, au contraire même, il y a bien comme ça dans ses romans - un peu comme des parenthèses - des descriptions précises de 'choses' souvent mécaniques mais l'essentiel chez Simon, ce sont les sensations, ce que le tri accompli par la mémoire  nous  laisse de souvenirs épars et en l'occurrence ici, le narrateur est un vieillard gisant dans une chambre d’hôpital (à Paris je crois) et qui se souvient de sa jeunesse au lendemain de la première guerre mondiale dans une ville de bord de mer dont un tramway reliait le centre à la côte. Il se souvient qu'il l'empruntait pour aller et rentrer du collège, de la vie autour de ce véhicule, des hommes mutilés par la guerre, et du quotidien autour du trajet, les différences de classe et puis très vite la lente agonie de sa mère (son père était mort au combat) rongée sans doute par le crabe. Devenu orphelin, il est pris en charge par son oncle et sa tante ou que sa tante, je ne sais plus, (avec Simon, on a le droit de ne pas tout suivre). Mais comme je le stipulais, le récit qui n'est pas linéaire s'avère être plutôt une succession aléatoire de tableaux de cette jeunesse jaillissant  au gré des poussées de fièvre du narrateur dans sa chambre d'hôpital où sa vie ne tient qu'à des tuyaux et des bonbonnes de gaz. 

    On a tort de considérer Claude Simon comme  élitiste ou trop pompeux. Quand on sait à quoi s'en tenir et bien, cela se lit assez agréablement. Et puis quelque part, il n'y a pas plus vrai que cette littérature. A l'orée de la mort, fiévreux et branché de toute part, que peut-il traverser notre esprit si ce ne sont des bribes, des sensations voire même quand on sombre dans une demi-conscience des détails incongrus dont l'intérêt peut échapper au bien-portant ? N'est-ce pas ce qui nous arrive à tous lorsque malades et parvenant à trouver le sommeil 5 mns, des rêves étranges naissent de la fièvre ? 

    Je ne suis pas le meilleur commentateur de Claude Simon. Il a ses adeptes qui se réunissent parfois secrètement en colloques (dans un château de Cerisy-la-Salle) lors desquels j'imagine on ne doit pas beaucoup se marrer (mais peut-être quand même plus qu'à un spectacle de Anne Roumanov ou lors d'un meeting de l'ump) .Vous savez, entre eux, les intellos ne se racontent pas de blagues de Toto mais ils possèdent leur propre sens de l'humour, un peu comme ceux qui s'esclaffaient lors de l'émission Apostrophe sur des sujets ne prêtant pas pourtant à l'hilarité. 

    éditions de minuit, 2001, 144 pages, lecture sur kindle en avril 2015. note : 4/5

    Loïc LT

  • CR276 : dans son propre rôle - Fanny Chiarello

    dans son propre rôle.jpgLors de la promotion de son précédent roman en 2013, je me souviens avoir été subjugué par son passage à l'émission la Grande Librairie sur France 5. Vêtue de rouge et rayonnante de beauté, elle illuminait le plateau et puis quand elle a pris la parole, il s'est avéré qu'en plus la dame, pourtant sans doute peu habituée de ces grands-messes télévisuelles savait trouver les mots et le ton pour vendre son roman une faiblesse de Carlotta Delmont (un roman au montage particulier qui ne me tentait pas)...mais je vais arrêter là sur le sujet de Fanny Chiarello (née à Béthune en 1974, c'est à dire comme moi, sous Pompidou) ma femme en deviendrait jalouse. Et je me suis juré de lire le suivant quoi qu'il advienne fut-il un éloge de la vie monastique ou une critique de la permaculture. 

    Depuis, l'auteur a écrit quelques romans pour l'Ecole des loisirs (maison que je connais très bien, mes filles y ont été abonnées via l'école..et il est loin d'être impossible que l'une d'elles a lu du Fanny Chiarello) et puis elle est revenue à la littérature proprement dite avec la sortie de dans son propre rôle en 2015. 

    Je le dis de suite : je n'aurais pas lu ce roman s'il avait été écrit par quelqu'un d'autre que cet auteur. La quatrième de couverture m'aurait laissé indifférent (et on ne peut pas tout lire) :

    Une farandole silencieuse au clair de lune accueille Fennella pour son arrivée à Wannock Manor, cette vaste demeure aristocratique où elle débutera dès le lendemain matin, à six heures, comme domestique.
    Pendant ce temps, Jeanette pleure rageusement sur le cadavre d'une mouche dans une suite du Grand Hôtel de Brighton, où elle est femme de chambre.
    Deux scènes de la vie quotidienne, en Angleterre, en 1947. Deux existences que tout semble séparer, dans ce pays où les différences de classe sont encore un obstacle infranchissable entre les êtres.
    Fennella a perdu la parole à la suite d'un traumatisme. Jeanette est une jeune veuve de guerre qui a perdu tout espoir dans la vie. Une lettre mal adressée et une passion commune pour l'opéra vont provoquer leur rencontre et bouleverser leurs destins.
    Le cheminement intérieur de deux femmes en quête d'absolu et d'émancipation, c'est ce que raconte ce roman sombre comme le monde dans lequel elles semblent enfermées, et lumineux comme l'amour qui les pousse à s'en libérer.

    Je rassure ceux qui ne sont pas attirés par ce genre (dont je fais partie), la passion pour l'opéra de ces deux domestiques sert juste de prétexte à leur rencontre. L'essentiel est ailleurs. Ce roman à l'écriture très riche mais sans afféterie est avant tout l'histoire de deux femmes aux tempéraments différents mais que les soubresauts de l'histoire additionné à une erreur d'adresse postale vont faire se rencontrer. On plonge au cœur des années d'après guerre et si l'Angleterre se reconstruit (en gardant évidemment son modèle aristocratique aujourd'hui encore loin d'être enterré), la population garde encore les stigmates du conflit, Fennella et Jeanette sont deux veuves parmi des milliers d'autres (encore que concernant Fennella, on ne peut pas parler de veuvage). Elle sont toutes les deux domestiques dans deux villes différentes et Fennella, muette depuis un traumatisme de guerre décide de rencontrer Jeanette parce qu'elle pense que cette dernière de par sa passion pour l'opéra (et pour Kathleen Ferrier en particulier) a quelque chose à lui apporter et parce que Fennella sans trop en avoir conscience est lasse de sa condition de domestique, tout comme Jeanette qui n'a que faire de ses collègues mais dont le chagrin est plus fort que l'ambition.

    Je serais trop macho en affirmant que ce roman est plutôt écrit pour les femmes...que la plume de Fanny Chiarello est d'une sensibilité avant tout féminine..mais dans son propre rôle est tout sauf un roman féministe. Il  nous rappelle avant tout la difficulté de faire le deuil de celui avec qui on voulait lier sa vie, l'aberration aristocratique anglaise et le déterminisme qu'elle induit. 

    Le petit reproche que je ferais (et que je fais souvent notamment concernant les liaisons dangereuses) est que les discussions entre les deux domestiques (Fennella s'exprimant via un carnet) sont trop raffinées pour être crédibles, l'auteur ne parvenant pas à prêter sa plume à ses personnages. 

    Pour le reste, c'est bien construit, Fanny Chiarello possède sans conteste l'art du roman et elle a ce génie, ce talent de tous les gens nés sous Pompidou -).

    Loïc LT

    éditions de l'Olivier, parution : janvier 2015, lecture : mars 2015, kindle, 236 pages. note : 4/5

  • CR271 : Moderato cantabile - Marguerite Duras

    MODERATO_CANTABILE.jpgLongtemps j’ai confondu Marguerite Yourcenar et Marguerite Duras. C’est ainsi, il y a des pans entiers de la littérature qui me sont encore totalement inconnus. J’assume. Mais si tout se passe bien, j’ai encore à peu près 50 ans à vivre. Et comme j’en ai fini avec le 2048, je vais pouvoir rattraper le temps perdu. 

    Tout ce que je sais à propos de Duras, c’est que pour des raisons de sécurité, elle n’a jamais mis les pieds dans une quincaillerie (le jeu c’est de placer le mot quincaillerie dans toutes les notes...quant aux raisons de sécurité, c’est dans l’air du temps, toute décision doit se prendre ou pas pour des raisons de sécurité).

    Avant d’écrire cette note, j’ai lu la fiche de la dame sur wikipedia. Il est stipulé que ses premiers romans dont celui-ci sont à ranger dans la catégorie fourre-tout nouveau roman (le pendant littéraire de la nouvelle vague au cinéma). La vie de Marguerite fut tumultueuse et souvent baignée dans l’alcool.

    L’alcool tient d’ailleurs une bonne place dans ce court et délicieux roman qui se déroule dans une ville de bord de mer, une ville qui pourrait être Rochefort ou La Rochelle, une ville dans laquelle des usines emploient des milliers d’ouvriers. Le personnage principal, Anne Desbaresdes est la femme d’un patron d’une de ces usines. Mais jamais il n’est question du mari ni de la vie du couple. On sait juste qu’ils possèdent une grande maison qui donne sur l’océan et que leur enfant prend des cours de piano chez Mlle Giraud, leçons auxquelles participent Anne. Le récit débute par une de ces leçons (que l’enfant déteste). Un moment, un bruit retentit. Il provient d’un bar de la rue. On apprend très vite qu’un homme vient d’y tuer sa femme. Anne est intriguée par ce meurtre qui semble être passionnel et fait la connaissance d’un type dénommé Chauvin qui fut témoin du drame. Mais Chauvin ne sait pas grand chose. Pourtant, Anne et Chauvin se retrouvent souvent dans ce même bar, ils boivent beaucoup de vin et elle lui pose des questions sur le meurtre mais au fil des jours, elle n’est guère plus avancée. Un soir, elle entre ivre et en retard chez elle où du grand monde est réuni pour un dîner.  Chauvin, son compagnon de l’autre monde erre entre la villa et l’océan et assiste au spectacle de cette bourgeoisie ennuyante.

    La trame de ce roman est ténue mais on le termine perclus de questionnements. Qu’est ce que Anne Desbaresdes cherche auprès de Chauvin ?  Une relation adultère ? Anne est-elle une sorte d’Emma Bovary à la sauce nouveau roman ? Pourquoi est-elle si intriguée par ce meurtre  dont elle  ne connaît ni le meurtrier ni la victime ? Pourquoi boit-elle autant ?

    Moderato cantabile ne laisse pas indifférent. Sa petite musique n’est pas sans rappeler celle de Patrick Modiano. Je suis rarement déçu par un roman publié aux éditions de minuit. Ce dernier ne déroge pas à la règle.

    Je suis en train de lire Meursault contre-enquête et il serait tout aussi amusant de donner une suite au roman de Duras afin d’en savoir plus sur ce crime passionnel. Il y a comme ça des personnages secondaires oubliés dans les limbes de la littérature qui mériteraient une résurrection.  

    lecture : janvier 2015. kindle. roman paru en 1958, éditions de minuit

    Loïc LT

    - le roman a été adapté au cinéma d'où l'illustration (JP Belmondo et Jeanne Moreau)

     

  • CR268 : pour que tu ne te perdes pas dans le quartier - Patrick Modiano

    ACH003569413.1413345308.580x580.jpgCela fait deux mois que j'ai lu ce roman et je n'ai pas été pressé d'en faire le compte-rendu...pour trois raisons : je me lasse un peu des comptes-rendus dans lesquels je trouve qu'il est difficile de partir en live, il y a des règles et des contraintes quand on fait une critique et je préfère digresser sur n'importe quoi comme dans mes précédentes notes. Deuxièmement, le lieu commun comme quoi un auteur écrit toujours le même livre n'est jamais si vrai que lorsqu'il est question de Modiano...et ce dernier roman qui est très bon est égal aux autres, reprend les mêmes thématiques, les mêmes méthodes...avec ceci dit peut-être encore plus de talent parce que forcément, l'auteur, à force de,  améliore son art. Enfin, troisième raison, il y a ce prix Nobel qui m'a un peu coupé l'herbe (des nuits) sous les pieds. Je ne voulais pas avoir l'air comprenez-vous...pas avoir l'air de m'être jeté sur le dernier Modiano parce qu'il venait d'obtenir la consécration ultime. 

    Alors, deux mois après la lecture, je me souviens vaguement d'un enfant abandonné, ballotté à droite et à gauche, qui ne comprend pas tout, qui vit avec des adultes louches qui trempent dans des affaires pas nettes (casinos, courses hippiques..) et cet enfant qui s'appelle Jean Daragane,  des années plus tard, devenu adulte est enfermé dans son appart situé quelques part en périphérie de Paris. Il n'a pas d'amis et ne répond pas au téléphone, il n'a plus de contact avec la société, sauf qu'un jour le téléphone se met à sonner sans arrêt..Lassé, il finit par répondre et un certain Gilles Ottolini lui annonce qu'il a retrouvé son carnet d'adresses et qu'il désire lui rendre. Mais Jean ne veut pas que Gilles vienne chez lui. On convient d'un rendez-vous  dans un café au 42, rue de l'Arcade, du côté de la gare Saint-Lazare. Jean s'en fout de ce carnet d'adresses dans lequel figure des noms de gens avec qui il n'a plus aucun lien. Sauf que hasard des choses, en voulant faire son curieux, Gilles trouve dans ce carnet le nom d'un type, Guy Torstel, qui l'intéresse parce qu'il fait une enquête sur lui. 

    Le personnage de Jean Daragane est le profil type du personnage modianesque. Nous sommes en effet en présence d'un type qui ne vit plus vraiment dans le présent. Ancien écrivain, il ne fait plus rien et ne sort plus de son appartement, ne répond plus au téléphone. Que dalle. Et puis, il se passe un petit événement de rien, en l'occurrence ici la perte d'un carnet d'adresses qui l'oblige à rencontrer des gens et à remonter dans son passé trouble.

    Modiano ne pouvait pas faire plus Modiano. Je comprends tout à fait qu'on puisse s'ennuyer de cette littérature et j'ai du mal à imaginer qu'un lecteur américain puisse y trouver son compte ( parce qu'il va être plus traduit évidemment). Par contre, je ne connais pas les arguments d'Eric Chevillard (je ne retrouve pas l'article du Monde dans lequel il écrit ne pas aimer ce dernier roman). Mais  je me souviens de ce qu'il avait écrit sur son blog :

    Je lis L’Herbe des nuits, le nouveau roman de Modiano, comme à chaque fois porté aux nues par la critique. Et certes l’auteur est attachant, certes il a un univers : Paris le soir il y a longtemps. Mais tout de même, c’est bien fluet, non ? Pauvre en sucre, pauvre en graisse. On ne va pas s’en crever la panse, sûr. Et si cette poignante nostalgie qui nous vient en le lisant était d’abord celle de la littérature ?

    lecture : octobre 2014, kindle, 4.5/5

    Loïc LT

  • CR261 : juste une ombre : Karine Giebel

    compte rendu de lecture,polar,roman policier,livre,lectureUn soir, je m'apprêtais à partir faire mon footing et j’étais dans la chambre en train de me mettre en tenue quand je tombe sur ce livre dans la bibliothèque de ma femme. On le lui avait offert à noël. Son titre et sa couverture ne me donnent pas envie...mais par curiosité comme ça, je le prends et commence à le lire histoire de voir vite fait de quoi il en retourne. Je lis le premier chapitre rapidement et file.

    Plus tard en rentrant, je prends ma douche et tout et en rentrant dans la chambre, je revoir le livre et je me dis ‘tiens j’aimerais quand même bien savoir si cette Cloé sans h est une folle dingue ou quoi'.

    J’ai dévoré le livre en quelques jours.

    Si vous êtes une femme, que vous vivez seule, que vous avez peur dans le noir et que vous avez même de loin un petit côté paranoïaque, je vous déconseille cette lecture.

    Pour le reste, amateurs de sensations fortes et de films d’Hitchcock, allez l’acheter et lisez-le. Offrez-le à des amis. Karine Giebel gagne à êtres connue.

    C’est donc l’histoire de Cloé sans h après le C, belle et intelligente cadre haut placée dans une agence de pub, qui a tout pour elle et qui à partir d’un soir où elle regagne seule sa voiture, se croit poursuivie et harcelée par un type en cagoule avec une capuche. Personne ne la croit, on la prend pour une paranoïaque sauf un flic un peu barjot et désœuvré (un des rares lieux communs de ce polar). Mais l’homme a la capuche qu’elle appelle l’ombre se fait de plus en plus menaçant. Cloé perd pied.

    Ce polar est une longue descente en enfer.

    Ce que j’ai crains pendant la lecture, c’est que ça se termine par un  happy end avec le sauveur qui arrive juste au bon moment. Je ne vais pas vous dire que qu’il advient de Cloé mais le final n’est pas celui que je craignais.

    Un bon polar qui vous fait vérifier deux fois si vous avez bien verrouillé vos portes avant de vous coucher...à bon entendeur, salut.

     

    Pocket puis kindle, lecture : juin 2014, note : 4.5/5 

  • CR256 : les croix de bois - Roland Dorgelès

    les croix de bois.jpgCe n'est pas utile de faire des manières pour dire des choses simples : les croix de bois évoquent, à travers les souvenirs du narrateur, Jacques (le double de l'auteur), le quotidien dans les tranchées lors de la guerre 14-18. Le récit se compose de 17 chapitres indépendants qui sont chacun comme des tableaux représentant divers moments de la vie des soldats : l'arrière-front, le combat proprement dit, les relèves, l'attente dans les bourgs parmi les villageois. On fait la connaissance de Sulphart, de Gilbert, de Bouffioux (le ch'ti) et autres soldats aux caractères divers évidemment. Jacques, le narrateur, on se demande s'il n'est pas transparent tant il est peu mis à contribution, on ne lui adresse quasiment pas la parole, on dirait qu'il n'est là que pour écrire le livre.

    J'ai été bouleversé par ce livre (que j'ai lu non par envie mais parce qu'il m'intéressait de connaître quel roman faillit battre Proust lors du Goncourt 1919 ), par l'humanité et la fraternité unissant ces soldats quotidiennement confrontés au combat et à la possibilité de la mort, si ce n'est sa quasi-certitude, des types venant d'univers différents et qui se retrouvent soudainement soudés face à l'adversité. C'est peut-être banal que de dire tout cela, c'est rabâché sans fin depuis 100 ans mais personnellement, je n'arrive pas à me figurer que né un siècle plus tôt, j'aurais pu être à leur place. Comment aurais-je vécu de pareils moments ? L'homme arrive-t-il donc à s'habituer au pire ? C'est un peu ce qui ressort de ce roman  dont on se souvient des moments de fraternité, de franches rigolades, des taquineries, des dialogues.

    Vous verrez...Des années passeront. Puis nous nous retrouverons un jour, nous parlerons des copains, des tranchées, des attaques, de nos misères et de nos rigolades, et nous dirons en riant 'c'était le bon temps'

    Et puis, au cœur même du combat, on arrive à rire...ainsi dans cette scène où le soldat Lemoine n'a qu'une idée en tête : entasser des soldats morts devant lui et ses copains pour se protéger :

    A quelque pas de l'entonnoir, un officier était couché sur le côté, sa capote ouverte, et, dans ses doigts osseux, il tenait son paquet de pansement, qu'il n'avait pas pu dérouler.

    - on devrait essayer de le traîner jusqu'ici, dit Lemoine, ça ferait un de plus pour le parapet. Et avec le Boche qui est là, plus loin...

    - T'es pas louf ? grogne Hamel . Tu veux nous faire repérer en les empilant tous devant.

    - Ceux des autres trous s'en sont bien fait, des parapets.

    En effet, de loin en loin, tout le long de la crête, des hommes se dissimulaient, qu'on pouvait prendre pour des grappes de morts. Allongés derrière la moindre butte, blottis dans les plus petits trous, ils travaillaient presque sans bouger, grattant la terre, avec leur pelle-bêche, et, patiemment, ils élevaient devant eux de petits monticules, des taupinières qu'un souffle eut emportées.

    Et dans ce quotidien où la mort est omniprésente, vivre devient un luxe :

    Un petit, dans un coin, racle sa langue blanche avec un couteau. Un autre ne vit plus que par l'imperceptible halètement de sa poitrine, les yeux fermés, les dents serrés, toute sa forme ramassée pour se défendre contre la mort, sauver son peu de vie qui tremblote et va fuir.

    Il espère, pourtant, ils espèrent tous, même le moribond. Tous veulent vivre, et le petit répète obstinément :

    - Ce soir, les brancardiers vont sûrement venir, ils nous l'ont promis hier...

    La vie, mais cela se défend jusqu'au dernier frisson, jusqu'au dernier râle. Mais s'ils n'espéraient pas les brancardiers, si le lit d'hôpital ne luisait pas comme un bonheur dans leur rêve de fièvre, ils sortiraient de leur tombe, malgré leurs membres cassés ou leur ventre béant, ils se traîneraient dans les pierres avec leurs griffes, avec leurs dents. Il en faut de la force pour tuer un homme ; il en faut de la souffrance pour abattre un homme...

    Cela arrive, pourtant. L'espoir s'envole, la résignation, toute noire, s'abat lourdement sur l'âme. Alors, l'homme résigné ramène sur lui sa couverture, ne dit plus rien, et , comme celui-là qui meurt dans un coin de tombeau, il tourne seulement sa tête fiévreuse, et lèche la pierre qui pleure. 

    lecture: janvier 2014, kindle, note : 4.5/5

  • CR253 : l'invention de nos vies - Karine Tuil

    611xRtURScL.jpgprésentation  de l’éditeur : Sam Tahar semble tout avoir : la puissance et la gloire au barreau de New York, la fortune et la célébrité médiatique, un « beau mariage »… Mais sa réussite repose sur une imposture. Pour se fabriquer une autre identité en Amérique, il a emprunté les origines juives de son meilleur ami Samuel, écrivain raté qui sombre lentement dans une banlieue française sous tension. Vingt ans plus tôt, la sublime Nina était restée par pitié aux côtés du plus faible. Mais si c’était à refaire ? À mi-vie, ces trois comètes se rencontrent à nouveau, et c’est la déflagration… « Avec le mensonge on peut aller très loin, mais on ne peut jamais en revenir » dit un proverbe qu’illustre ce roman d’une puissance et d’une habileté hors du commun, où la petite histoire d’un triangle amoureux percute avec violence la grande Histoire de notre début de siècle.

    mon avis : Globalement, même si j’ai été happé par l’histoire (qui s’accélère dans la deuxième partie après une mise en route un peu poussive), l’adjectif qui me vient spontanément pour décrire ce roman est surfait. Surfait parce que pour décrire les personnages et les situations, l’auteur va à chaque fois dans l’extrême. Samir est le plus grand avocat de New York, il a le monde à ses pieds, Nina est une fille sublime et irrésistible. Samuel est le cliché de l'écrivain raté et idéaliste. Cela manque quand même singulièrement de nuance (et je ne parle pas de toute la partie consacrée au terrorisme islamique), un peu comme Eric Reinhardt lorsqu’il dépeint la mondialisation économique dans le  système Victoria. L’excès s’opère aussi dans la chute ou dans le succès. Sami/Samir Tahar subit une chute violente et inexorable (par moment, cela fait penser à l’affaire dsk notamment quand il sort de sa garde à vue sous le regard des caméras) pendant que Samuel connaît un succès aussi soudain qu'inattendu. A côté de cela,  les personnages sont attachants même dans leurs faiblesses (comme on dit), complexes (peut-être d’ailleurs que c’est pour mieux mettre en relief cette complexité que l’auteur a jugé utile de surfaire) si bien qu’on arrive à comprendre leurs motivations même lorsqu’elles sont abjectes. On excuse  à Sami/Samir d’avoir menti sur son identité, on excuse Nina de l’avoir suivi, on excuse tout à tout le monde parce que chacun à de bonnes raisons morales, profondes et personnelles d’agir comme il agit.

    Au final, c’est un récit ample et embrassant pas mal des problématiques de nos sociétés contemporaines (désœuvrement social, fanatisme religieux, discrimination raciale) mais qui avant tout met en avant le concept du déterminisme social. Sommes-nous vraiment les acteurs de nos vies ou bien tout est-il joué d’avance. ? Avons-nous le pouvoir d’inventer nos vies ?

    lecture : automne 2013 Grasset, 08/2013

    version papier : 504 pages lecture sur Kindle.

    note : 3.5 /5

     

  • CR252 : nue - Jean-Philippe Toussaint

    41qPFJEaUxL.jpgprésentation de l’éditeur : La robe en miel était le point d'orgue de la collection automne-hiver de Marie. A la fin du défilé, l'ultime mannequin surgissait des coulisses vêtue de cette robe d'ambre et de lumière, comme si son corps avait été plongé intégralement dans un pot de miel démesuré avant d'entrer en scène. Nue et en miel, ruisselante, elle s'avançait ainsi sur le podium en se déhanchant au rythme d'une musique cadencée, les talons hauts, souriante, suivie d'un essaim d'abeilles qui lui faisait cortège en bourdonnant en suspension dans l'air, aimanté par le miel, tel un nuage allongé et abstrait d'insectes vrombissants qui accompagnaient sa parade. Nue est le quatrième et dernier volet de l'ensemble romanesque Marie Madeleine Marguerite de Montalte, qui retrace quatre saisons de la vie de Marie, créatrice de haute couture et compagne du narrateur (Faire l'amour, hiver, 2002 ; Fuir, été, 2005 ; La Vérité sur Marie, printemps-été, 2009 ; Nue, automne-hiver, 2013)

    mon avis : Ce livre m’est littéralement tombé des mains et j’en suis d’autant plus désolé que Jean-Philippe Toussaint est un auteur dont j’aime le style d’écriture (nous sommes aux éditions de minuit, maison de Claude Simon et de Jean Echenoz ; on n’y édite pas n’importe qui) et j’avais d’ailleurs si je me souviens bien plutôt apprécié la vérité sur Marie et son énergie romanesque tout en ayant déjà posé des réserves quant à certaines longueurs…qui ici s’allongent encore. C’est une succession de  scènes de la vie quotidienne, de transits dans des gares, de déambulations ; on se demande ce que l’auteur veut nous dire et où il veut nous emmener. Marie, insaisissable femme fatale ne mérite-t-elle pas mieux que ces mornes descriptions ? Vers la fin quand même, l'auteur-narrateur, conscient que peut-être il ennuie ses lecteurs avance une explication :

    Je me rendis compte que tout ce que je vivais d’important dans ma vie était toujours transformé en images dans mon esprit, et que ces scènes qui avaient pu paraître anodines à l’origine, qui demeuraient prosaïques, contingentes ou fortuites, tant qu’elles restaient enfouies dans la vie réelle où elles avaient eu lieu, devenaient progressivement, reprises dans mon esprit, retravaillées, macérées et longtemps ressassées, une matière nouvelle, que je remodelais à ma main, pour la révéler, et faire surgir une image inédite, où intervenaient autant le souvenir que le sentiment, la mémoire que la sensibilité.

    Ceci excuse-t-il cela ? Presque. 

    lecture : novembre 2013

    éditions de minuit, 09/2013 ; 170 pages

    Kindle. note : 2 /5

  • CR251 : au revoir là-haut - Pierre Lemaitre

    412Lh92RjsL._AA278_PIkin4,BottomRight,-43,22_AA300_SH20_OU08_.jpgAlors que fusent les dernières balles de la guerre 14-18 , Albert et Edouard, deux soldats de la même compagnie sont les témoins des méfaits de leur chef, le lieutenant d’Aulnay-Pradelle. Ce dernier, afin de motiver ses troupes et ainsi se couvrir d’honneur avant l’armistice assassine froidement deux poilus qu’il avait envoyés en éclaireurs. Edouard qui sauve Albert d’un ensevelissement provoqué par le lieutenant se fait démolir la tronche par un obus. Aidé d’Albert qui commet un vol de papiers, Edouard ne souhaitant pas retrouver sa famille bourgeoise se fait passer pour mort et prend l’identité d’un soldat tombé sur le front. Les deux hommes qu’un lien indéfectible unis  emménagent dans un petit appartement poisseux de Paris. Edouard est défiguré, n’a plus de mâchoire, se cache derrière des masques et se drogue avec de la morphine qu’André a bien du mal à lui trouver. Artiste dans l’âme, il dessine pendant qu’Albert additionne les petits boulots. Puis, rendu fou par la morphine il décide de monter une escroquerie impensable : dessiner des monuments aux morts, en faire un livret et les vendre aux communes et se barrer avec les acomptes avant que l’on s’aperçoit de la supercherie. Dans un premier temps, Albert, plus raisonnable refuse..mais il finit par accepter. Parallèlement, comme le monde est petit (surtout dans les romans où ça aide quand même), Henri d’Aulnay-Pradelle qui fait des affaires un peu louches dans les cimetières militaires se marie avec la soeur d’Edouard…Albert qui a besoin d’argent pour monter l’escroquerie accepte un poste de comptable que lui propose le père d’Edouard (qui croit son fils mort, je le rappelle pour ceux qui suivraient pas).

    Dans ce roman apocalyptique et désenchanté, on voit bien que tout le monde va droit dans le mur, consciemment et avec application. C’est une histoire absolument effrayante et qui fait mal aux êtres humains que nous sommes , incapables de tirer les leçons de l’histoire. La traîtrise, la cupidité et l’inconscience guident nos actes. La fraternité et l’amour mettent du baume au cœur mais trop peu.

    Pierre Lemaitre est spécialisé dans le polar et cela se sent dans ce roman écrit à la façon des grands nouvellistes du début du XXème. L’écriture sobre est au service de l’histoire.  C’est à tel point que bien que j’en ai pris l’habitude sur la kindle, je n’ai pas surligné un seul passage. 

     

    lecture : novembre 2013

    Albin Michel

    Kindle / 577 pages

    note : 4/5

  • un automne avec Proust

    La Recherche. 20 ans déjà ! 20 ans que j’ai lu le pavé de Proust et hasard du calendrier, voici que je m’y suis remis sur ma kindle (si j’avais imaginé en 1993 lire sur tel support alors qu’à l’époque je n’avais jamais touché un ordinateur). A court d’idée de lecture, j’ai donc débuté l’air de rien, sans trop y croire, sans me mettre la pression avec dans l’idée de tout arrêter dès la première lassitude. J’ai commencé avant de lire Canada de Richard Ford (compte rendu indigne d’ailleurs) et puis j’ai repris après. J’en suis à 5% et selon mes calculs, 1% égalant 60 pages, cela fait 300 pages (sur 3000 que compte l'oeuvre). Que voilà des précisions mathématiques bien dérisoires à côté du plaisir purement littéraire que je prends à lire Proust, un plaisir agrémenté de fous rires, car Proust me fait beaucoup rire. Ce qui est compliqué dans La Recherche ce n’est pas l’histoire, car cette dernière est très simple, (si tant est qu’il y en ait une), ce qui est compliqué c’est la longueur des phrases dont il m’est difficile parfois d’en défaire l'écheveau. Quand j’en ai vraiment envie, je la relis plusieurs fois mais avant tout si elle me procure un plaisir d’ordre esthétique ou bien si elle me donne l'impression de contenir une impression ou une idée communément partagée et quand j’en n'ai pas envie et bien je passe mon chemin, ce n’est pas trop grave, la Recherche, c’est un peu comme les feux de l’amour, on peut rater plusieurs épisodes sans être perdu.

    Je crois que 'à la recherche du temps perdu' (il faut appeler un chat un chat) est le roman qui s'accommode le plus à la lecture sur liseuse électronique. Je me souviens lors de ma première lecture, il y a vingt ans (faite essentiellement sur les poches avec la cathédrale de Rouen en couverture), je soulignais et annotais les sublimes passages et mettais beaucoup de temps ensuite à les retrouver. Avec la kindle, tout cela est simplifié évidemment et puis il existe aussi cette fonction recherche qui permet de retrouver en deux clics toutes les occurrences d’un mot( procédé largement utilisé par François Bon dans son essai Proust est une fiction (que je suis en train de lire sporadiquement)).

    Je ne sais pas combien de temps ça va mettre (peu importe) ni même si j’irai jusqu’au bout et je ne sais pas non plus comment je vais en faire profiter les trois lecteurs de ce blog, tout est possible.  Et comme disent les gens qui n’ont rien à dire, on verra (genre Deschamps qui, quand on lui demande quelle équipe il préfère que la France affronte en barrage répond prioritairement ‘on verra’, ça mange pas de pain et c’est sûr, on verra !).

    Pourquoi ‘Legrandin & cie’ ? Parce que Legrandin est le personnage qui me fait le plus rire. C’est un personnage secondaire certes, qui n'apparaît je crois que dans ‘du côté de chez Swann’ mais dont la personnalité et les grimaces sont disséquées par le narrateur avec une minutie et un humour inégalé.

    En guise d’apéritif, il sera donc question de Legrandin (emplacement 2652 sur 57226, page 129 du tome 1 collection la pléiade). Le narrateur et son père croisent ledit Legrandin au bord de la Vivonne (rivière qui traverse Combray, bourg normand où se situe l’action, il faut tout vous dire) Le père du narrateur (dont on ne saura jamais le nom) n’est pas sans savoir que la sœur de Legrandin, une certaine Mme de Cambremer habite à Balbec, station balnéaire normande où doivent justement se rendre pour deux mois sa femme et le narrateur et il a la désir de se faire rencontrer tout ce petit monde, ce qui pour une raison mystérieuse ne semble pas être du goût de ce snob de son interlocuteur :

    — Ah ! est-ce que vous connaissez quelqu’un à Balbec ? dit mon père. Justement ce petit-là doit y aller passer deux mois avec sa grand’mère et peut-être avec ma femme.

    Legrandin pris au dépourvu par cette question à un moment où ses yeux étaient fixés sur mon père, ne put les détourner, mais les attachant de seconde en seconde avec plus d’intensité — et tout en souriant tristement — sur les yeux de son interlocuteur, avec un air d’amitié et de franchise et de ne pas craindre de le regarder en face, il sembla lui avoir traversé la figure comme si elle fût devenue transparente, et voir en ce moment bien au delà derrière elle un nuage vivement coloré qui lui créait un alibi mental et qui lui permettrait d’établir qu’au moment où on lui avait demandé s’il connaissait quelqu’un à Balbec, il pensait à autre chose et n’avait pas entendu la question. Habituellement de tels regards font dire à l’interlocuteur : « À quoi pensez-vous donc ? » Mais mon père curieux, irrité et cruel, reprit :

    — Est-ce que vous avez des amis de ce côté-là, que vous connaissez si bien Balbec ?

    Dans un dernier effort désespéré, le regard souriant de Legrandin atteignit son maximum de tendresse, de vague, de sincérité et de distraction, mais, pensant sans doute qu’il n’y avait plus qu’à répondre, il nous dit :

    — J’ai des amis partout où il y a des groupes d’arbres blessés, mais non vaincus, qui se sont rapprochés pour implorer ensemble avec une obstination pathétique un ciel inclément qui n’a pas pitié d’eux.

    — Ce n’est pas cela que je voulais dire, interrompit mon père, aussi obstiné que les arbres et aussi impitoyable que le ciel. Je demandais pour le cas où il arriverait n’importe quoi à ma belle-mère et où elle aurait besoin de ne pas se sentir là-bas en pays perdu, si vous y connaissez du monde ?

    — Là comme partout, je connais tout le monde et je ne connais personne, répondit Legrandin qui ne se rendait pas si vite ; beaucoup les choses et fort peu les personnes. Mais les choses elles-mêmes y semblent des personnes, des personnes rares, d’une essence délicate et que la vie aurait déçues. Parfois c’est un castel que vous rencontrez sur la falaise, au bord du chemin où il s’est arrêté pour confronter son chagrin au soir encore rose où monte la lune d’or et dont les barques qui rentrent en striant l’eau diaprée hissent à leurs mâts la flamme et portent les couleurs ; parfois c’est une simple maison solitaire, plutôt laide, l’air timide mais romanesque, qui cache à tous les yeux quelque secret impérissable de bonheur et de désenchantement. Ce pays sans vérité, ajouta-t-il avec une délicatesse machiavélique, ce pays de pure fiction est d’une mauvaise lecture pour un enfant, et ce n’est certes pas lui que je choisirais et recommanderais pour mon petit ami déjà si enclin à la tristesse, pour son cœur prédisposé. Les climats de confidence amoureuse et de regret inutile peuvent convenir au vieux désabusé que je suis, ils sont toujours malsains pour un tempérament qui n’est pas formé. Croyez-moi, reprit-il avec insistance, les eaux de cette baie, déjà à moitié bretonne, peuvent exercer une action sédative, d’ailleurs discutable, sur un cœur qui n’est plus intact comme le mien, sur un cœur dont la lésion n’est plus compensée. Elles sont contre-indiquées à votre âge, petit garçon. « Bonne nuit, voisin », ajouta-t-il en nous quittant avec cette brusquerie évasive dont il avait l’habitude et, se retournant vers nous avec un doigt levé de docteur, il résuma sa consultation : « Pas de Balbec avant cinquante ans, et encore cela dépend de l’état du cœur », nous cria-t-il.

    Mon père lui en reparla dans nos rencontres ultérieures, le tortura de questions, ce fut peine inutile : comme cet escroc érudit qui employait à fabriquer de faux palimpsestes un labeur et une science dont la centième partie eût suffi à lui assurer une situation plus lucrative, mais honorable, M. Legrandin, si nous avions insisté encore, aurait fini par édifier toute une éthique de paysage et une géographie céleste de la basse Normandie, plutôt que de nous avouer qu’à deux kilomètres de Balbec habitait sa propre sœur, et d’être obligé à nous offrir une lettre d’introduction qui n’eût pas été pour lui un tel sujet d’effroi s’il avait été absolument certain — comme il aurait dû l’être en effet avec l’expérience qu’il avait du caractère de ma grand’mère — que nous n’en aurions pas profité.

    Avec Proust, plus c’est long, plus c’est bon. Ce passage me fait mourir de rire. Legrandin utilisant des trésors d’ingéniosité pas crédibles  pour cacher au père du narrateur qu’il a une sœur à Balbec est pathétique. Sinon, pour l’anecdote, on notera dans cette partie la seconde occurrence bretonne dans La Recherche, pas forcément à sa gloire puisque la baie de Balbec ne serait pas bonne pour les enfants car ‘déjà à moitié bretonne’.

    llt (et mp). 17.10.2013