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un automne avec Proust

La Recherche. 20 ans déjà ! 20 ans que j’ai lu le pavé de Proust et hasard du calendrier, voici que je m’y suis remis sur ma kindle (si j’avais imaginé en 1993 lire sur tel support alors qu’à l’époque je n’avais jamais touché un ordinateur). A court d’idée de lecture, j’ai donc débuté l’air de rien, sans trop y croire, sans me mettre la pression avec dans l’idée de tout arrêter dès la première lassitude. J’ai commencé avant de lire Canada de Richard Ford (compte rendu indigne d’ailleurs) et puis j’ai repris après. J’en suis à 5% et selon mes calculs, 1% égalant 60 pages, cela fait 300 pages (sur 3000 que compte l'oeuvre). Que voilà des précisions mathématiques bien dérisoires à côté du plaisir purement littéraire que je prends à lire Proust, un plaisir agrémenté de fous rires, car Proust me fait beaucoup rire. Ce qui est compliqué dans La Recherche ce n’est pas l’histoire, car cette dernière est très simple, (si tant est qu’il y en ait une), ce qui est compliqué c’est la longueur des phrases dont il m’est difficile parfois d’en défaire l'écheveau. Quand j’en ai vraiment envie, je la relis plusieurs fois mais avant tout si elle me procure un plaisir d’ordre esthétique ou bien si elle me donne l'impression de contenir une impression ou une idée communément partagée et quand j’en n'ai pas envie et bien je passe mon chemin, ce n’est pas trop grave, la Recherche, c’est un peu comme les feux de l’amour, on peut rater plusieurs épisodes sans être perdu.

Je crois que 'à la recherche du temps perdu' (il faut appeler un chat un chat) est le roman qui s'accommode le plus à la lecture sur liseuse électronique. Je me souviens lors de ma première lecture, il y a vingt ans (faite essentiellement sur les poches avec la cathédrale de Rouen en couverture), je soulignais et annotais les sublimes passages et mettais beaucoup de temps ensuite à les retrouver. Avec la kindle, tout cela est simplifié évidemment et puis il existe aussi cette fonction recherche qui permet de retrouver en deux clics toutes les occurrences d’un mot( procédé largement utilisé par François Bon dans son essai Proust est une fiction (que je suis en train de lire sporadiquement)).

Je ne sais pas combien de temps ça va mettre (peu importe) ni même si j’irai jusqu’au bout et je ne sais pas non plus comment je vais en faire profiter les trois lecteurs de ce blog, tout est possible.  Et comme disent les gens qui n’ont rien à dire, on verra (genre Deschamps qui, quand on lui demande quelle équipe il préfère que la France affronte en barrage répond prioritairement ‘on verra’, ça mange pas de pain et c’est sûr, on verra !).

Pourquoi ‘Legrandin & cie’ ? Parce que Legrandin est le personnage qui me fait le plus rire. C’est un personnage secondaire certes, qui n'apparaît je crois que dans ‘du côté de chez Swann’ mais dont la personnalité et les grimaces sont disséquées par le narrateur avec une minutie et un humour inégalé.

En guise d’apéritif, il sera donc question de Legrandin (emplacement 2652 sur 57226, page 129 du tome 1 collection la pléiade). Le narrateur et son père croisent ledit Legrandin au bord de la Vivonne (rivière qui traverse Combray, bourg normand où se situe l’action, il faut tout vous dire) Le père du narrateur (dont on ne saura jamais le nom) n’est pas sans savoir que la sœur de Legrandin, une certaine Mme de Cambremer habite à Balbec, station balnéaire normande où doivent justement se rendre pour deux mois sa femme et le narrateur et il a la désir de se faire rencontrer tout ce petit monde, ce qui pour une raison mystérieuse ne semble pas être du goût de ce snob de son interlocuteur :

— Ah ! est-ce que vous connaissez quelqu’un à Balbec ? dit mon père. Justement ce petit-là doit y aller passer deux mois avec sa grand’mère et peut-être avec ma femme.

Legrandin pris au dépourvu par cette question à un moment où ses yeux étaient fixés sur mon père, ne put les détourner, mais les attachant de seconde en seconde avec plus d’intensité — et tout en souriant tristement — sur les yeux de son interlocuteur, avec un air d’amitié et de franchise et de ne pas craindre de le regarder en face, il sembla lui avoir traversé la figure comme si elle fût devenue transparente, et voir en ce moment bien au delà derrière elle un nuage vivement coloré qui lui créait un alibi mental et qui lui permettrait d’établir qu’au moment où on lui avait demandé s’il connaissait quelqu’un à Balbec, il pensait à autre chose et n’avait pas entendu la question. Habituellement de tels regards font dire à l’interlocuteur : « À quoi pensez-vous donc ? » Mais mon père curieux, irrité et cruel, reprit :

— Est-ce que vous avez des amis de ce côté-là, que vous connaissez si bien Balbec ?

Dans un dernier effort désespéré, le regard souriant de Legrandin atteignit son maximum de tendresse, de vague, de sincérité et de distraction, mais, pensant sans doute qu’il n’y avait plus qu’à répondre, il nous dit :

— J’ai des amis partout où il y a des groupes d’arbres blessés, mais non vaincus, qui se sont rapprochés pour implorer ensemble avec une obstination pathétique un ciel inclément qui n’a pas pitié d’eux.

— Ce n’est pas cela que je voulais dire, interrompit mon père, aussi obstiné que les arbres et aussi impitoyable que le ciel. Je demandais pour le cas où il arriverait n’importe quoi à ma belle-mère et où elle aurait besoin de ne pas se sentir là-bas en pays perdu, si vous y connaissez du monde ?

— Là comme partout, je connais tout le monde et je ne connais personne, répondit Legrandin qui ne se rendait pas si vite ; beaucoup les choses et fort peu les personnes. Mais les choses elles-mêmes y semblent des personnes, des personnes rares, d’une essence délicate et que la vie aurait déçues. Parfois c’est un castel que vous rencontrez sur la falaise, au bord du chemin où il s’est arrêté pour confronter son chagrin au soir encore rose où monte la lune d’or et dont les barques qui rentrent en striant l’eau diaprée hissent à leurs mâts la flamme et portent les couleurs ; parfois c’est une simple maison solitaire, plutôt laide, l’air timide mais romanesque, qui cache à tous les yeux quelque secret impérissable de bonheur et de désenchantement. Ce pays sans vérité, ajouta-t-il avec une délicatesse machiavélique, ce pays de pure fiction est d’une mauvaise lecture pour un enfant, et ce n’est certes pas lui que je choisirais et recommanderais pour mon petit ami déjà si enclin à la tristesse, pour son cœur prédisposé. Les climats de confidence amoureuse et de regret inutile peuvent convenir au vieux désabusé que je suis, ils sont toujours malsains pour un tempérament qui n’est pas formé. Croyez-moi, reprit-il avec insistance, les eaux de cette baie, déjà à moitié bretonne, peuvent exercer une action sédative, d’ailleurs discutable, sur un cœur qui n’est plus intact comme le mien, sur un cœur dont la lésion n’est plus compensée. Elles sont contre-indiquées à votre âge, petit garçon. « Bonne nuit, voisin », ajouta-t-il en nous quittant avec cette brusquerie évasive dont il avait l’habitude et, se retournant vers nous avec un doigt levé de docteur, il résuma sa consultation : « Pas de Balbec avant cinquante ans, et encore cela dépend de l’état du cœur », nous cria-t-il.

Mon père lui en reparla dans nos rencontres ultérieures, le tortura de questions, ce fut peine inutile : comme cet escroc érudit qui employait à fabriquer de faux palimpsestes un labeur et une science dont la centième partie eût suffi à lui assurer une situation plus lucrative, mais honorable, M. Legrandin, si nous avions insisté encore, aurait fini par édifier toute une éthique de paysage et une géographie céleste de la basse Normandie, plutôt que de nous avouer qu’à deux kilomètres de Balbec habitait sa propre sœur, et d’être obligé à nous offrir une lettre d’introduction qui n’eût pas été pour lui un tel sujet d’effroi s’il avait été absolument certain — comme il aurait dû l’être en effet avec l’expérience qu’il avait du caractère de ma grand’mère — que nous n’en aurions pas profité.

Avec Proust, plus c’est long, plus c’est bon. Ce passage me fait mourir de rire. Legrandin utilisant des trésors d’ingéniosité pas crédibles  pour cacher au père du narrateur qu’il a une sœur à Balbec est pathétique. Sinon, pour l’anecdote, on notera dans cette partie la seconde occurrence bretonne dans La Recherche, pas forcément à sa gloire puisque la baie de Balbec ne serait pas bonne pour les enfants car ‘déjà à moitié bretonne’.

llt (et mp). 17.10.2013


 

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