Ce roman d'André Gide est vraiment déroutant. Le principe est le suivant : le narrateur nous présente d'abord deux ou trois personnages qui semblent être les personnages principaux du récit. Mais ces personnages en rencontrent d'autres qui deviennent alors centraux...et ça continue ainsi par un subtile effet boule de neige. Il y a de quoi s'y perdre ! D'autant qu'au bout de cent pages le narrateur revient sur des personnages présentés au début...qu'on avait presque oublié. Où l'écrivain veut-il en venir ? Je ne sais pas mais cette lecture représente un tel défi que je suis enthousiaste à l'idée de prolonger l'aventure. J'y reviendra bien sûr.
Un extrait plaisant..sur une idée du roman, par un des nombreux personnages "centraux" :
" Ce que je voudrait, disait Lucien, c'est raconter l'histoire, non point d'un personnage, mais d'un endroit, - tiens, par exemple, d'une allée de jardin, comme celle-ci, raconter ce qui s'y passe - depuis le matin jusqu'au soir. Il y viendrait d'abord des bonnes d'enfants, des nourrices avec des rubans...non, non...d'abord des gens tout gris, sans sexe ni âge, pour balayer l'allée, arroser l'herbe, changer les fleurs, enfin préparer la scène et le décor avant l'ouverture des grilles, tu comprends ? Alors, l'entrée des nourrices. Des mioches font des pâtés de sable, se chamaillent ; les bonnes les giflent. Ensuite il y a la sortie des petites classes - et puis les ouvrières. Il y a des pauvres qui viennent manger sur un banc. Plus tard des jeunes gens qui se cherchent ; d'autres qui se fuient ; d'autres qui s'isolent, des rêveurs. Et puis la foule, au moment de la musique et de la sortie des magasins. Des étudiants comme à présent. Le soir, des amants qui s'embrassent ; d'autres qui se quittent en pleurant. Enfin, à la la tombée du jour, un vieux couple... Et, tout à coup, un roulement de tambour : on ferme. Tout le monde sort. La pièce est finie. Tu comprends : quelque chose qui donnerait l'impression de la fin de tout, de la mort... mais sans parler de la mort, naturellement.
Et ça n'est pas tout ! reprit Lucien avec ardeur. Je voudrais, dans une espèce d'épilogue, montrer cette même allée, la nuit, après que tout le monde est parti, déserte, beaucoup plus belle que pendant le jour ; dans le grand silence, l'exaltation de tous les bruits naturels : le bruit de la fontaine, du vent dans les feuilles, et le chant d'un oiseau de nuit..."
Je suis assez séduit par une telle conception du roman..et ça me fait un peu penser à certaines expériences de Georges Pérec. Mais je crois que plutôt qu'une allée de jardin, je choisirais une aire d'autoroute. Une aire d'autoroute banale, sans station essence, juste un endroit où les automobilistes s'arrêtent pour se reposer, se sustenter ou autres besoins impérieux. Un narrateur est là, quelque part, caché..et regarde. En envisageant par exemple de rester une année au même endroit, il se passe forcément, même si l'endroit n'est pas propice à l'événement, des choses extraordinaires..ou trop ordinaires..des couples qui se déchirent, d'autres qui se forment (je voudrais savoir quel est le pourcentage de couples qui se sont rencontrés sur une aire de repos), d'autres qui copulent, des bandits qui préparent leur coup, des enfants oubliés, des trafics divers et variés, les passages des employés de la voirie, etc...
Ou alors le roman d'une maison..sur un siècle..en considérant ses habitants successifs même s'ils ne sont aucunement liés..les métamorphoses de la maison..depuis le projet de construction jusque son anéantissement total deux cent cinquante ans plus tard. Et on pourrait même imaginer ce qui se serait passé avant la maison...Qu'y avait-il ? une forêt ? Des êtres humains ont-ils traversé la forêt à l'endroit précis où sera construit la maison ? Si oui, qui étaient-ils ? où vivaient-ils ? etc etc. On n'a pas fini d'explorer les possibilités de romans et d'en inventer de nouvelles formes.l
Loïc, 23h10