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lecture - Page 13

  • CR63 : le livre d'un homme seul - Gao Xingjian

    lelivredunhommeseul.jpgLe livre d'un homme seul est le récit d'un chinois seul, ...et qui veut le rester malgré l'oppression communiste. Trouvant refuge dans la littérature, il survit tant bien que mal à la révolution culturelle (qui n'a évidemment, comme beaucoup ne le savent pas encore en France de Révolution et de Culturelle que le nom) en se faisant oublier par un opportunisme de bon aloi. Dans cette Chine maoïste où l'on peut mourir pour un geste ou un regard mal placés ou pour avoir parmi ses ancêtres quelque oncle potentiellement droitiste, il vaut mieux se ranger en attendant que ça passe.
    Des années plus tard, exilé en Europe et devenu un artiste reconnu, il témoigne de ces années de souffrance tout en mordant à pleines dents tous les plaisirs qu'offre la vie en alignant les partenaires -sexuelles- et les pièces de théâtre.

    J'ai failli abandonner à plusieurs reprises ce roman-fleuve mais je crois que je l'aurais regretté. Car en plus d'avoir une valeur documentaire indéniable, il s'agit aussi d'une oeuvre littéraire savamment construite (le même narrateur est il ou tu selon qu'il se situe avant ou après l'exil).
    Tiens, mais pas inspiré sur ce coup-là. Peut-être parce que je ne suis pas trop fan des oeuvres où l'on dénonce quelque chose...Mon côté proustien.


    extrait : 
    Sachant bien que l'utopie de la nouvelle société constitue au même titre que l'homme nouveau un mythe moderne, aujourd"hui, chaque fois que tu entends les gens soupirer en disant que les idéaux sont détruits, tu te dis qu'il vaut mieux qu'il en soit ainsi. Tu comprends bien que ceux qui continuent à proclamer leurs idéaux sont de nouveaux vendeurs de poudre de perlimpinpin. Et ceux qui veulent te convaincre par d'intarissables flots de paroles, qui te donnent des leçons, tu te hâtes de leur dire, ça va, ça va, vieux frère, à demain - et tu files à l'anglaise.

    lecture du 30.11 au 24.12.08
    note : 4/5
    compte-rendu à venir : la mort à Venise, Thomas Mann

     

  • On peut le changer.

    9782258039377R1.GIFC'est une phrase à géométrie variable. Elle peut traduire au choix l'extrême attention ou la plus grande désinvolture dans le choix d'un cadeau.
    Un chemin de table acheté par correspondance, dont on pensait qu'il s'harmoniserait avec certaines nappes que l'on a en tête, mais on garde quand même un doute pour la nuance des couleurs. On l'a reçu un mois avant les fêtes. Ou bien un film en noir et blanc introuvable enDVD mais dont on a fini par trouver un exemplaire en VHS - la seule interrogation, c'est qu'on sait bien que le destinataire l'aime tellement qu'il risque de se l'être déjà procuré par des voies compliquées. Dans ces cas-là , le moment de l'offrande est consenti avec des gestes lents, une expression inquiète, des précautions oratoires embarrassées, mais dont le sérieux étalonne l'ampleur de l'enjeu.
    "On peut le changer" est alors le dernier recours, le dernier rempart contre la déception. Mais il y a également un "on peut le changer" beaucoup plus preste et furtif, dont le ton dédramatisant est une forme d'honnêteté. On entend presque derrière : "j'ai trouvé ça à la Fnac l'autre jour par hasard, j'ai pensé que ça te plairait peut-être."
    De toute manière, "on peut le changer" est une phrase moderne. Elle suppose non seulement l'existence d'un ticket de caisse, mais l'idée que cette pièce comptable puisse avoir avant tout comme rôle potentiel cette idée d'échange. Elle suppose surtout que le cadeau, en tant qu'acte social, de politesse ou d'affectivité a perdu de sa singularité. Rien qu'en disant "on peut le changer", on entrevoit ces masses de papiers rutilants qui prolifèrent dans les salons, à la fin de l'apéritif. On entend aussi d'autres formules. "Je ne sais pas quoi leur offrir. Ils ont tout." A travers la profusion de l'offre se révèle une société, une satiété. Ne pourrait-on déceler au bout du compte une attaque contre le matérialisme du monde occidental ? On peut le changer.

    Philippe Delerm, Ma grand-mère avait les mêmes. les dessus affriolants des petites phrases

    J'ai entendu ça souvent..et d'ailleurs, je m'en étais fait la réflexion il y a quelques mois..si bien que depuis, à chaque fois que j'offre quelque chose, je m'amuse par pure moquerie à balancer un petit "on peut le changer".
    Avis au père noël : on peut tout m'offrir sauf des livres...là, c'est pas la peine, je me procure tout ce que j'ai envie de lire. Plusieurs s'y sont cassés les dents. Mais pour ce noël 2008, je te donne quelques idées : soit un paletot gris, soit un cardigan jaune, soit un anorak sans manche.  Ça me ferait bien plaisir car nous subissons le refroidissement climatique de plein fouet ici en Armorique. Maintenant, c'est vrai que si tu m'offres un paletot bleu, il se pourrait que je demande à le changer.

    . Je reviens dans quelques jours avec le compte-rendu de roman-fleuve de Gao Xingjian : le livre d'un homme seul.
    Puis je vais terminer l'année avec un Danielle Steel (véridique)..parce que comme ne dirait pas Eric Naulleau (comparse du succulent Eric Zemmour) : la vie est trop courte pour ne lire que les romans qu'on aime.

    Joyeux Noël à tous...en famille va sans dire (alors que la St-Sylvestre, c'est avec les amis n'est-ce pas...)

  • errance urbaine, par Bruce Bégout

    381061802_1fba9ebd52.jpg"A cet égard, comme on peut l'observer dans les Motel chronicles de Sam Shepard (si traduites en français, à ajouter dans la PAL, ndb), la simple contemplation furtive d'une canette de Coca-Cola broyée ou d'un sac plastique éventré au fond d'un fossé crasseux intéresse plus directement l'homme errant que la traque urbaine du mystère et de l'imprévu. Son état mental est si peu propice au jeu de cache-cache avec le fortuit que seules les grossières évidences de la vie quotidienne contiennent à ses yeux une quelconque significavité. Il faut dire qu'il est déjà pour lui-même un non-sens fortuit. Aussi éprouve-t-il comme un soulagement toute connexion, même minimale, avec ce qui donne l'apparence de lui rappeler quelque chose de connu, fût-ce vulgaire et sordide. L'errant perpétuel est d'une certaine manière le témoin passif de ce qui ne le concerne pas. Dans ces conditions, plus aucune psychogéographie urbaine n'est possible, car, en vérité, la géographie comme le psychisme ont entièrement disparu de cette ville sans espace et sans âme, preuve négative contre Descartes que l'esprit est fonction de l'étendue. Dans ses excursions mécaniques le long des routes qui se greffent sur les autoroutes périphériques et où pullulent motels, stations-service, magasins d'usines, concessionnaires de voitures, hangars et restauroutes, le nomade ne se sent absolument pas l'âme d'un chercheur. Quêtes et traques, périples et filatures ne constituent pas ses passe-temps favoris. A dire vrai, il ne convoite absolument rien ni personne ; il ne se sent investi d'aucun message, d'aucune charge ; mais il s'attache simplement à entrer en contact avec ce peu de réalité qu'il espère ou devine juste derrière son pare-brise. Tant bien que mal, il s'efforce de retrouver son chemin, si chemin il y a. Tel Oedipe à Colonne, "possédant toutes les routes, il n'en possède aucune". Du reste, l'errant n'a plus affaire à la rue où la masse se concentre, mais à la route où la somme des individus se disperse. Dans cet espace urbain qui ne lui évoque rien, il vaque à son unique occupation : transiter."

    p92-93, lieu commun, le motel américain, éditions allia

     

  • une présentation du motel, par Bruce Bégout

    outside-the-motel.jpg" Le motel se présente comme un bâtiment simple, souvent de plain-pied, qui n'offre à sa clientèle passagère qu'un unique service : une chambre à coucher. De par sa forme ordinaire et ses matériaux rudimentaires, il ressemble à un entrepôt de marchandises, muni de fenêtres identiques et d'un hall d'entrée d'une simplicité spartiate, où une forte odeur de détergent insensibilise tout sens de l'hospitalité. Les chambres sont austères pour la plupart, pourvues de commodités essentielles (lits, douche, lavabo, télévision), proches d'une place de parking et reliées entre elles en un assemblage monotone. On s'y arrête pour passer une ou deux nuits au maximum, en marge de la ville, presque en marge de la vie, tant on n'accorde en général aucun intérêt affectif ou esthétique à ce séjour. Seul le prix modique nous y attire. Les facilités de paiement, l'accès immédiat, la simplicité des services, une place de parking garantie, comptent également pour beaucoup dans notre choix. La logique du peu régit de part en part notre usage du motel. Pour l'homme urbain, cette modicité du séjour n'est pas qu'économique ; elle n'épargne pas seulement son portefeuille, mais aussi ses nerfs. Favorisant une forme d'abattement tranquille, le motel entraîne en effet chez ses visiteurs une manière d'économiser gestes et paroles, de se laisser envahir par l'anesthésiante simplicité du Banal.
    L'atonie générale du bâtiment prêt-à-dormir se retrouve dans les façons frustes d'occuper l'espace : les formalités administratives qui accompagnent habituellement l'installation dans un hôtel sont ici réduites à leur plus simple expression. Il suffit de donner son nom ou plus simplement encore le numéro d'immatriculation de son véhicule, et, quelques secondes après, on peut se diriger vers sa chambre. De la même manière, tous les codes de sociabilité plus ou moins tacites qui organisent les relations au sein des bâtiments publics sont ici limités à quelques mots d'usage, au geste rudimentaire de prendre et de rendre sa clef. La codification minimale des lieux déteint sur le comportement humain. L'échange entre les clients se réduit à une entente mutuelle très pauvre qui consiste généralement dans la volonté de ne pas empiéter sur le domaine de l'autre, de ne pas lui faire d'ombre ni de lumière, cet autre présent et absent, devenu presque mystérieux par sa discrétion, que l'on devine furtivement au bout d'un couloir, en train de pénétrer dans sa chambre, ou toussant derrière les cloisons, mais que l'organisation spatiale du motel nous empêche absolument de rencontrer. Même si les voyageurs ou le gérant voulaient nouer une relation plus profonde, la structure des lieux les en dissuaderait. Dans un motel, tout est fait pour couper court à chaque tentative de constituer des "lignes de sympathie", des transitions douces d'une humeur à une autre, d'une parole à un geste. La disjonction règne en maître et renvoie chacun à sa propre existence privée sans porte ni fenêtre."

     

    p16 de "lieu commun" paru aux éditions allia. Ce que j'aime chez Bruce Bégout, c'est cette capacité à tout conceptualiser, même ce qui semble dénué de sens. Savoir tourner ses phrases, trouver les mots pour dire le quotidien, la banalité..poue enfin de compte parvenir à enchanter le désanchantement..

  • CR61 : le complot contre l'Amérique - Philip Roth

    9782070774678FS.gifCe livre de Philip Roth que je viens de terminer fait partie de ces romans qui marquent.
    L'idée de Roth fut d'imaginer ce que serait devenu l'Amérique (et du coup le monde) si l'aviateur Lindbergh, antisémite notoire, s'était présenté et avait gagné les élections de 1940 contre Roosevelt, et ce à travers le regard du petit garçon juif qu'il fut, vivant dans la ville de Newark. La prouesse de l'écrivain fut donc d'avoir imaginer comment aurait pu tourner l'histoire si les États-Unis avaient décidé de ne pas entrer en guerre contre l'Allemagne, tout en restant cohérent et crédible dans le propos. Parallèlement à la grande histoire, le lecteur suit la montée d'un antisémitisme rampant aux États-Unis, entretenu par une administration suffisamment intelligente pour inciter et entretenir de façon subtile les actes antisémites. 90% des américains soutiennent Lindbergh dans son désir de neutralité vis à vis du conflit mondial. Même des juifs influents sensibles à son aura en arrivent à le soutenir et à entrer dans son administration. Seuls quelques courageux dont le père de Philip osent dire tout haut ce que quasiment personne pense tout bas. Le père a une ligne de conduite claire et dès le départ sait où veut en venir Lindbergh. Il est donc séduit par les discours radiophoniques deWinchell , un anti-Lindbergh qui n'a de cesse d'avertir l'Amérique des intentions de leur président. Tout cela finit en guerre civile, Lindbergh disparaît et Roosevelt est réélu président.
    Moralité : rien n'est jamais acquis, le Monstre est toujours tapis quelque part au fond de nos plus sombres instincts. Une démocratie apaisée ne l'est jamais complètement.
    C'est mon premier Roth..et sans doute pas le dernier. D'ailleurs, on m'a conseillé la pastorale américaine.
    Par ailleurs, j'ai été très sensible au fait que Philip Roth ait récemment apporté son soutien à Milan Kundera (pour l'affaire qu'on sait).

    Je voudrais parler maintenant de l'idée que je me fais du roman américain : tous les romans d'auteurs américains que j'ai lus (une petite dizaine à tout casser, oui je sais, c'est peu) se ressemblent quelque part, à savoir qu'il s'agit d"histoires très bien racontées mettant en scène des familles américaines plus ou moins types avec leurs lots de tragédies, de personnages attachants (comme l'est le père Roth dans le complot contre l'Amérique) ou détestables avec toujours pour la plupart des protagonistes le rêve américain comme idéal. Si je prends par exemple middlewest de Jeffrey Eugenides ou trente ans et des poussières de Jay Mcinerney, c'est à peu près ça. Les récits sont bien construits, bien enlevés comme on dit et en général ce sont des bouquins de 500 pages. Le lecteur est pris dans l'histoire comme dans un tourbillon. Mais en fin de compte, si je prends beaucoup de plaisir à lire ces romans, je ne leur trouve que peu d'intérêts littéraires, contrairement aux romans d'auteurs français contemporains (Jean Echenoz, Alain Fleischer, Régis Jauffrey...), qui sont plus introspectifs, plus subtils, plus profonds et plus expérimentaux aussi. Chaque type a un intérêt évidemment mais le fait est que je trouve plus mon compte dans la littérature française. Maintenant, c'est vrai qu'il faudrait que je lise plus d'auteurs américains (en commençant par Faulkner) pour voir si cette idée se confirme.
    Mais en fait, à bien y réfléchir, mon malaise avec le cinéma américain est du même type. Et toutes ces séries us que je ne peux pas supporter..J'ai un problème avec les États-Unis moi.
    Ceci dit, je relirai des romans américains.

    note : 3.5/5
    lecture du 15/11 au 25/11
    à venir : l'arrière-saison de Philippe Besson

  • idée forte et pur vide (citation Marcel Proust)

    Une idée forte communique un peu de sa force au contradicteur. Participant à la valeur universelle des esprits, elle s’insère, se greffe en l’esprit de celui qu’elle réfute, au milieu d’idées adjacentes, à l’aide desquelles, reprenant quelque avantage, il la complète, la rectifie; si bien que la sentence finale est en quelque sorte l’oeuvre des deux personnes qui discutaient. C’est aux idées qui ne sont pas, à proprement parler, des idées, aux idées qui ne tenant à rien, ne trouvent aucun point d’appui, aucun rameau fraternel dans l’esprit de l’adversaire, que celui-ci, aux prises avec le pur vide, ne trouve rien à répondre. Les arguments de M. de Norpois (en matière d’art) étaient sans réplique parce qu’ils étaient sans réalité.

    p552, volume 1, la pléiade (à l'ombre des jeunes filles en fleurs)


    C'est difficile de trouver des arguments dans une discussion avec un imbécile. Par exemple, en politique, une discussion entre un modéré et un extrémiste finit souvent à l'avantage de ce dernier, même s'il a tort, car son raisonnement répond à une logique et à des liens internes imparables. Et dans nos vies de tous les jours, c'est également le cas : il y a souvent plus de possibilité d'avoir une discussion houleuse avec quelqu'un dont on partage peu ou prou l'avis qu'avec quelqu'un dont on ne partage pas du tout l'avis ou qui n'a aucun avis. Il m'est arrivé il y a peu de temps de ne pas savoir que répondre à une dame qui me disait qu'elle était pour la peine de mort et ce faisant, elle me citait plein d'exemples, des cas extrêmes où il allait de soi que la peine de mort était la solution. En clair, ce n'est pas parce que quelqu'un est logique dans son argumentation qu'il a raison, car tout dépend de l'idée qui nécessite l'argumentation. Si je dis "tous les hommes sont immortels, or Descartes un homme, donc Descartes est immortel", je suis cohérent, mais j'ai tort. C'est un peu évident ce que je dis là, je pense que tout le monde est d'accord avec ça. Mais j'ai le sentiment quand même que, trop souvent, ce sont  les gens qui ont des raisonnements cohérents qui fascinent.

    Loïc

     

  • l'élégance du portefeuille (citation de Marcel Proust)

    31aout05.jpg" Ma tante Léonie m’avait fait héritier en même temps que de beaucoup d’objets et de meubles fort embarrassants, de presque toute sa fortune liquide — révélant ainsi après sa mort une affection pour moi que je n’avais guère soupçonnée pendant sa vie. Mon père, qui devait gérer cette fortune jusqu’à ma majorité, consulta M. de Norpois sur un certain nombre de placements. Il conseilla des titres à faible rendement qu’il jugeait particulièrement solides, notamment les Consolidés Anglais et le 4% Russe. «Avec ces valeurs de tout premier ordre, dit M. de Norpois, si le revenu n’est pas très élevé, vous êtes du moins assuré de ne jamais voir fléchir le capital.» Pour le reste, mon père lui dit en gros ce qu’il avait acheté. M. de Norpois eut un imperceptible sourire de félicitations: comme tous les capitalistes, il estimait la fortune une chose enviable, mais trouvait plus délicat de ne complimenter que par un signe d’intelligence à peine avoué, au sujet de celle qu’on possédait; d’autre part, comme il était lui-même colossalement riche, il trouvait de bon goût d’avoir l’air de juger considérables les revenus moindres d’autrui, avec pourtant un retour joyeux et confortable sur la supériorité des siens. En revanche il n’hésita pas à féliciter mon père de la «composition» de son portefeuille «d’un goût très sûr, très délicat, très fin». On aurait dit qu’il attribuait aux relations des valeurs de bourse entre elles, et même aux valeurs de bourse en elles-mêmes, quelque chose comme un mérite esthétique."

    Marcel Proust, à l'ombre des jeunes filles en fleurs, p442 édition la pléiade

  • CR60 : prolongations - Alain Fleischer

    9782070122189.jpgC'est lorsque j'ai appris que l'intrigue de ce roman se situait à Kaliningrad, enclave russe improbable située entre la Pologne et la Lituanie que je me suis dit que qu'il fallait que je le lise. Pour le reste, je n'en connaissais ni l'auteur ni le thème. Une bonne critique dans Télérama m'a fait franchir le dernier pas. Et il m'a fallu 15 jours pour lire ce pavé de 500 pages paru chez Gallimard dans la collection l'Infini.
    Le roman débute par l'arrivée du narrateur,
    Tibor Schwarz, à  Kaliningrad en sa qualité d'interprète-traducteur français-hongrois et ce, à l'occasion d'un congrès européen qui doit décider d'on ne sait trop quoi mais qui a l'air d'être important quand même. Il trouve son hôtel, et quelques vieilles connaissances dans le métier. Tout semble partir sur des bases rationnelles. Et puis petit à petit et surtout à partir du soir où il demande son chemin à trois individus traversant un pont, le roman bascule dans une sorte de rêve où les êtres humains sont des spectres et les situations totalement ubuesques. Le congrès lui-même sombre dans le grotesque. Tout le monde se fout de tout. Kaliningrad, dépravé est un immense bordel (dans tous les sens du terme). Seuls  quelques vieillards spectraux qui se réunissent dans un sous-sol le soir, se préoccupent du sort de Kaliningrad, qui fut par le passé prussienne sous le nom de Konigsberg. Sans trop comprendre pourquoi, Tibor Schwarz  en devient le mentor et comme le congrès s'accorde sa pause estivale, son unique préoccupation devient la possession sexuelle de trois filles, donc chacune semble représenter une sensibilité géopolitique. Je dis bien "semble" parce qu'en fait je n'ai pas tout saisi.
    Mais j'ai pris beaucoup de plaisir dans cette lecture et ce roman m'a rappelé Kundera et Kafka (dans le style pour l'un et les obsessions pour l'autre), et je ne dirais même pas en moins bien tant j'ai trouvé ça brillant, de par son ambition historique et philosophique. Le style est très fluide (cela vient-il du fait qu'Alain Fleischer n'écrit pas ses romans, mais les dicte ?). Il y a bien quelques longueurs, comme on dit (notamment, la scène de l'orgie sadomasochiste géante au congrès...qui n'en finit pas) mais Alain Fleischer maîtrise tellement bien son sujet qu'on trouve tout naturel lorsque dans les 30 dernières pages, alors qu'il pénètre sans fin et plus ou moins alternativement les trois héroïnes du roman, il arrive à nous faire un parallèle entre la chose et le devenir politique de la Vieille Europe, qui ne jouerait à Kaliningrad que de bien drôles de prolongations.

    note : 4/5
    lecture du 31.10 au 15.11
    à venir : le complot contre l'Amérique, Philip Roth

    1888149.jpg
  • le droit à ceci et le droit à cela, vu par Alain Fleischer


    9782020680158.jpg" Dans la France des débuts du vingt et unième siècle, le credo des citoyens est leur droit à tout : droit au travail, droit au logement, droit à l'éducation, droit à l'alimentation, droit aux vacances, droit de grève, droit à la médecine, droit à la sécurité, droit à la retraite, droit à la maternité,  et à la paternité... comme si la nation qui avait inventé les droits de l'homme n'avait désormais mieux à faire que de décliner les grandes idées en sous-produits, à mettre en application les idéaux par les services d'une Administration générale du Bien-être - le bonheur est encore une autre affaire, mais on y vient...-, et comme si le but d'une société était de décréter des droits, de définir le citoyen comme le bénéficiaire de ces droits, de lui en assurer la jouissance, la protection; d'enfermer l'individu dans cette prison de ses droits qui l'empêche de penser à tout ce qui ne lui est pas dû automatiquement, et qui ne lui serait accessible que par un désir singulier, un effort personnel, la volonté individuelle, l'ambition d'un seul  de refuser l'ambition commune à tous. Il serait bien beau et généreux de décréter que les aveugles ont le droit de voir, que les sourds ont le droit d'entendre, et que toute privation de la vue ou de l'ouïe est une injustice de la société plus encore qu'une erreur de la nature. Bien sûr, toute disposition est souhaitable pour diminuer la souffrance ou l'inconfort d'un handicap, et pour rendre la vie plus supportable parmi la société à ceux qui en sont frappés, mais combien belle serait la loi qui donnerait au citoyen la conscience des aveuglements et de la surdité auxquels conduit la perversion des idéaux ! Tôt ou tard, tout citoyen connaît une situation où il se sent lésé, tôt ou tard, lui vient l'idée qu'il peut obtenir un dédommagement, car tout malheur qui le touche, petit ou grand, doit avoir un responsable, un coupable, socialement, politiquement identifiable, et tout dommage, même affectif ou moral, est chiffrable en euros."

    prolongations, Alain Fleischer, p178, éditions Gallimard.